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1662-1683 - La marine marchande, le port et les armateurs de La Rochelle à l’époque de Colbert

samedi 3 novembre 2018, par Pierre, 3245 visites.

Après le siège de la Rochelle (1627-1628), la guerre de Trente ans (1618-1648) et la Fronde (1648-1653), la situation de la marine marchande française est catastrophique. Colbert reprend les choses en main et met en place un ambitieux programme de rénovation. L’étude de P. Boissonnade, dont nous présentons ici un très large extrait, donne une foule de détails sur la réalisation de ce programme au port de la Rochelle. Les résultats sont probants.

Source : La marine marchande, le port et les armateurs de La Rochelle à l’époque de Colbert (1662-1683) par M. P. Boissonnade, Membre non résidant du Comité des Travaux historiques, Correspondant de l’Institut, Doyen de la Faculté des Lettres de Poitiers. Bulletin de la Section de géographie / Comité des travaux historiques et scientifiques - Paris - 1923 - BNF Gallica

On connaît le tableau saisissant que Colbert, à peine arrivé au pouvoir, présentait au Conseil du Commerce. Notre marine marchande se trouvait réduite « à 200 vaisseaux raisonnables », en regard des 16,000 navires de la flotte commerciale hollandaise [1]. La Rochelle, qui figurait au XVIe et au XVIIe siècle à l’un des premiers rangs parmi nos ports marchands, avait été particulièrement atteinte ; cherchez-en la cause dans le siège dramatique soutenu contre Richelieu et dans le contre-coup de la guerre de Trente ans et des troubles de la Fronde. Dans un mémoire adressé au roi, le grand ministre écrivait : « Cette ville n’a pas augmenté depuis vingt années, ni en nombre d’habitants, ni en commerce" [2].

L’enquête ordonnée par lui et qui fut conduile à la Rochelle par le lieutenant de l’Amirauté Jean de Mirande, le 17 mai 1664. révèle en effet la faible importance de la marine marchande rochelaise. Elle ne possédait que 32 vaisseaux, dont 18 seulement avaient une capacité supérieure à 100 tonneaux ; 4 comptaient 100 à 120 tonneaux chacun, 3 de 120 à 150, 2 de 150 à 200, 5 de 200 à 250, 2 de 260 à 300, 2 de 300 à 400. Il en était d’ailleurs de même dans le reste du royaume, où l’on ne comptait que 19 vaisseaux jaugeant 300 à 400 tonneaux, que 27 navires ayant 250 à 300 tonneaux, 39 dont le tonnage variait entre 200 et 250 tonneaux, tandis que 70, 72 et 102 jaugeaient 150 à 200, 120 à 150, 100 à 120 tonneaux. Avec cet effectif si minime de vaisseaux dont les géants arrivaient à peine à 400 tonneaux, ia Rochelle avait pourtant en France, à cet égard, une des premières places, puisque Bordeaux ne possédait que 11 navires au-dessus de 100 tonneaux, Nantes 12, Dieppe 16, Dunkerque 4, Abbeville 3, Honfleur 14 et Calais 4. Seuls, le Havre, Saint-Malo, Rouen et Saint-Jean-de-Luz dépassaient la Rochelle avec 74, 48 et 27 vaisseaux supérieurs à 100 tonneaux. Bayonne en possédait 19 de cette catégorie sur un total de 39, et Marseille 21. La Rochelle, qui venait au sixième rang pour les vaisseaux de cette espèce, se trouvait seulement au douzième pour la totalité de l’effectif naval. Elle était dépassée par le Havre (168 navires de tout ordre), Bordeaux et son ressort (154), Saint-Malo (148), Dieppe (121), Rouen (94), Toulon (90), Nantes (89). Dunkerque (87), Saint-Brieuc (73), Bayonne (39), Saint-Jean-de-Luz (35). Il est vrai que son ressort d’amirauté, restreint à l’Aunis (à la Rochelle et à Ré), était, bien moins étendu que celui des amirautés des autres ports. Si l’on ajoute aux vaisseaux de la Rochelle ceux de l’amirauté de Saintonge, au nombre de 60, on arriverait à un total de 92 navires pour l’effectif de la marine marchande du littoral aunisien et saintongeais [3] réunis, qui se classerait ainsi non plus au douzième, mais au sixième rang.

La plupart des bâtiments rochelais étaient de faible ou de médiocre tonnage, comme d’ailleurs ceux de nos autres ports. Si l’on totalise le tonnage de 30 d’entre eux pour lesquels des chiffres précis sont donnés, on constate qu’ils forment un ensemble de 3,760 tonneaux de jauge. En y joignant le tonnage présumé de deux bâtiments, le Moulin-d’Or et la Marguerite, pour lesquels on n’a pas d’indication, le maximum de tonnage de la flotte marchande rochelaise en 1664 ne devait pas atteindre 4,000 tonneaux. Les géants de cette flotte, le Saint-Joseph et un vaisseau dont le nom n’est pas indiqué, avaient, 300 tonneaux ; puis venaient le Marsouin (280 tx), le Saint-Vincent ou la Balle-de-Papier (240 tx). Quatre navires, le Saint-Martin de la Rochelle, le Saint-Charles, la Paix, le Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, ont chacun 200 tonneaux de jauge ; un, le Saint-Louis, a 180 tonneaux de capacité ; deux, la Marie et le Philippe, jaugent chacun 160 tonneaux, le Saint-Jacques 150, le Plaisir 120, l’Infante et la Catherine 100. Puis viennent le Saint-Martin-de-Ré avec 70 tonneaux, les Armes-de-France et l’Espérance avec 80, les Deux-Frères et un autre Philippe avec 70 chacun, l’Amitié avec 50 ou 60, la Marie et l’Inclination de la Rochelle avec 60, la Marianne avec 55, la Marie-de-Ré avec 45 ou 50, enfin la Jane avec 40, les Trois-Garçons avec 30, et une autre Marie avec 25.

Une flûte rochelaise, d’après l’Album dit "de Colbert" - 1679

Quelques-uns de ces derniers bateaux sont qualifiés du nom de barques ; la plupart sont classées parmi les flûtes, ces navires à voiles à fond plat, larges, gros et lourds, à poupe ronde, qui étaient alors les bâtiments marchands les plus usités, avec les hourques. Ces flûtes, navires de haute mer, ont souvent 200 à 300 tonneaux, deux ponts pour la plupart, avec des dimensions assez considérables. Le Saint-Vincent, par exemple, qui cube 350 tonneaux, mesure 3 pieds de hauteur entre deux ponts, ainsi que la Paix (300 tx) ; le Saint-Martin (200 tx) a 4 pieds de haut entre les ponts, el il est de plus doublé ; le Marsouin (280 tx) mesure 4 pieds entre les ponts, de même que le Plaisir (120 tx), tandis que la Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle (200 tx) a 5 pieds, le Saint-Joseph (300 tx) 4 1/2, et le Saint-Charles 200 tx) 6 pieds ; le Moulin-d’Or a une hauteur de 3 pieds. Ces dimensions (3 pieds ou 3 pieds 1/2) sont même celles de flûtes d’une moindre capacité, telles que l’Espérance, le Philippe, les Deux-Frères, la Marianne, qui n’ont que 80, 70 et 55 tonneaux. La hauteur se réduit à 9 pieds pour une barque telle que la Marguerite. Ou peut, noter que quelques-unes des flûtes n’ont qu’un seul pont, comme le Saint-Jacques (150 tx) et l’Amitié (50 à 60). Certaines sont doublées, les autres n’ont pas de doublage, par exemple le Marsouin (280 tx) et le Saint-Charles (200 tx), qui comptent parmi les plus grands bâtiments.

Cinq navires sont classés parmi les frégates, bâtiments plus légers que les flûtes ; une, le Saint-Louis, a 180 tonneaux de capacité et 5 pieds entre deux ponts ; les quatre autres n’ont que 45 à 60 tonneaux avec un seul pont et un gaillard. Il y a même dans la flotte rochelaise de 1664 une caravelle, type de navire léger d’origine portugaise, jadis en usage ; il n’est d’ailleurs que de 52 tonneaux de jauge. Les flûtes servent à la fois aux voyages dans l’Atlantique et à la pêche à Terre-Neuve, où l’on emploie les types les plus variés depuis 50 jusqu’à 300 tonneaux [4]. Notons enfin que pour les rapports avec les Antilles, "les iles d’Amérique", on usait à la Rochelle des navires d’origine bayonnaise en bois de pin, les pinasses ou aucasses qui, d’après un document de 1679 [5], étaient aussi employées pour les rapports avec le Canada. La presque totalité des bâtiments, à l’exception des plus petits, étaient armés ; les pinasses avaient un armement de 10 à 12 pièces de canon. Les flûtes, comme le Saint-Charles, en portaient 8 et auraient pu en porter 25 comme le Moulin-d’Or ; la Paix (200 tx) en a 6, autant que l’Infante (100 tx) et qu’un troisième vaisseau de 300 tonneaux. Le maximum (16 pièces et 4 pierriers) se trouve sur le Saint-Louis, (180 tx), de même que sur la Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, qui a 16 pièces et pourrait en porter 24. Le Saint-Vincent (250 tx) en a 14, le Saint-Joseph (300 tx), qui pourrait en porter 24, en possède 12, de même que le Saint-Martin (200 tx). Deux bâtiments, le Philippe (160 tx) et le Plaisir (120 tx), ont 7 canons chacun. On trouve 5 pièces à bord de deux navires, l’Amitié (50 à 60 tx) et l’Espérance (80 tx) ; il y a 5 canons à bord de trois autres dont le tonnage varie entre 100 et 80 tonneaux au moins ; il existe deux canons à bord de quatre navires, les Deux-Frères (70 tx), le Saint-Jacques (150 tx), un seul pour la Marie de la Rochelle (60 tx) et la Marie de Ré (25 tx). Six bâtiments enfin sont indiqués comme dépourvus d’armement, mais deux seulement sont déclarés totalement inaptes à en recevoir.

L’enquête de 1664 montra que la plupart des navires de la flotte marchande rochelaise de types si variés étaient de construction relativement ancienne. La moyenne de service d’un bâtiment marchand semble avoir été alors de 16 à 20 ans. Certains ont 20 ans d’âge, comme l’Inclination et le Saint Vincent ; d’autres ont 18 ans, comme la Marianne, d’autres 14 à 15, comme le Saint-Louis, l’Espérance, le Plaisir, le Saint-Joseph, Marie ; d’autres 10 à 12 ans ou 13 ans, comme le Saint-Martin-de-Ré, la Marguerite, l’Espérance, le Saint-Martin de la Rochelle. On rencontre même un vaisseau, le Philippe, doyen d’âge, puisqu’il compte 34 ans. Les moins âgés ont 9 ans, par exemple les Deux-Frères, 8 ans, notamment le Saint-Charles, le Marsouin et l’Infante, 7 ans, comme le Moulin d’Or, la Catherine, la Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, la Marie de Ré. l’Amitié, le Saint-Jacques, la Marie de la Rochelle ; les Armes-de-France ont entre 4 et 6 ans. Un seul bâtiment, les Trois-Garçons, n’a que 3 ans. Sur 26 navires, 13 ont donc de 10 à 34 ans, 5 de 7 à 9 ans, 8 seulement ont de 3 à 6 ans. 15 bâtiments, la moitié du total, avaient été construits à l’étranger. Un seul, l’lnfante (100 tx), provenait des chantiers anglais ; un autre, la Marie, avait été "bastie" en Espagne vers 1669. Les 13 autres, les plus importants au point de vue du tonnage, avaient été construits sur les chantiers hollandais de Saardam et de Flessingue, entre 1649 et 1660. C’étaient notamment un vaisseau des Pagès et le Saint-Joseph (360 tx), le Marsouin (280), le Saint-Vincent (200), le Saint-Charles, la Paix et le Saint-Martin (200), le Saint-Louis (180), le Saint-Jacques (150), les Armes-de-France et l’Espérance (80). 12 bâtiments étaient de construction française. Mais 9 avaient élé construits en dehors de l’Aunis, savoir 5 en Saintonge, un, l’Espérance (80 tx), à Saint-Savinien ; un, la Jane (40 tx), à Soubise ; 2, le Plaisir (13o tx) et le Philippe (70), dans la Seudre ; un, les Deux-Frères (70 tx), en Charente (peut-être à Tonnay). Des chantiers du Poitou, des Sables-d’Olonne provenaient 3 bâtiments de la flotte rochelaise, le Saint-Martin-de-Ré (90 tx) l’Amitié (50 à 60 tx), le Philippe (160 tx). La barque Marguerite avait été construite à Saint-Malo vers 1664. La faible activité des chantiers rochelais est assez démontrée par le fait que deux navires seulement, y avaient été construits, l’un, la Catherine (100 tx), en 1659, l’autre, la Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, en 1660. Les chantiers de Saint-Martin-de-Ré avaient enfin livré en 1660 un bateau de faible tonnage, la Marie (45 à 50 tx) [6].

Le commerce de la Rochelle ne montrait alors quelque vitalité que dans les entreprises de la grande pêche à Terre-Neuve : il languissait sur les autres théâtres du trafic en Europe, en Asie, aux Antilles, au Canada. Ce génie impérieux et tenace de Colbert vint le tirer de cette torpeur et lui donner un essor qu’il n’avait pus connu depuis longtemps. Une correspondance active tenait le ministre au courant de l’oeuvre de restauration. Il provoquait et stimulait les entreprises des armateurs, le zèle des agents du roi. Lui-même vint se rendre compte sur place du travail accompli en 1669. En 1670 son fils Seignelay se trouve à la Rochelle (août) au cours d’une inspection des ports [7]. Le bras droit de Colbert fut, en Aunis, l’intendant de marine Du Terron, son cousin germain, dont l’intelligence et l’activité eurent la plus grande part à la réalisation des projets de reconstitution économique des ports d’Aunis, de Poitou et de Saintonge [8]. C’est sous sa direction que furent entrepris les travaux de l’ingénieur rochelais La Favolière, qui releva minutieusement le tracé des côtes entre les Sables-d’Olonne et le Médoc, et qui dressa la première carte marine exacte de l’Aunis, des îles de Ré et d’Oléron, de manière à assurer "la sûreté de la navigation" (1671-1682) [9]. En même temps se fixait à la Rochelle l’un des meilleurs représentants de l’école d’hydrographie de Dieppe, Cauderon le Cadet, qui y transportait son dépôt de cartes marines du Ponant gravées sur cuivre [10]. Un maître d’hydrographie, le sieur Varin, était établi à Rochefort par Du Terron [11]. Jusqu’à l’époque de Colbert, l’accès des côtes dangereuses de Saintonge et d’Aunis n’était signalé que par deux phares, où l’on allumait, des feux de bois ou de charbon. C’étaient ceux de la tour de Cordouan, à l’entrée de la Gironde, et de la Lanterne, a l’entrée du port de La Rochelle ; cette dernière tour datait du XVe siècle (1468). C’est en 1668 que fut établi le phare des Baleines, dans l’Ile de Ré. Sur une tour de 25 à 27 mètres de haut s’éleva une lanterne à pans de verre, munie d’un éclairage constant et régulier. Mais ce phare offrait l’inconvénient commun aux anciens systèmes. La lumière s’obscurcissait sous l’influence de la fumée ou des brumes, il avait coûté 20,000 livres de frais d’établissement [12]. A la suite de plusieurs sinistres survenus notamment en 1676, qui en montrèrent l’insuffisance, Colbert ordonna la construction d’un second phare mieux conçu, celui de la pointe nord de l’île d’Oléron, appelée pointe de Chassiron ou du Bout du Monde. Il fut achevé en quelques années (1679-1682) ; les dépenses de construction furent couvertes par une contribution annuelle de 2,970 livres que payèrent les propriétaires de navires de 30 tonneaux et au-dessus, à raison de 45 livres au plus et de 10 livres au moins par bâtiment, dans les ports de la Rochelle, de Ré, d’Oléron et dans tous les havres compris entre la Seudre et la Charente. Sur une tour de 33 mètres, on installa un feu à découvert qu’alimentait la combustion ininterrompue d’amas de bûches et de goudron. Ces anciens phares n’avaient qu’une portée intermittente de 2 lieues à 2 lieues 1/2 (9 à 10 kilomètres). Le phare de Chassiron éclaira d’une façon permanente les côtes d’Aunis et de Sainionge jusqu’à une distance quadruple, 9 lieues 1/2 (38 kilomètres), supérieure à nos feux fixes de 4e ordre, dont le rayon s’étend à 20 ou 26 kilomètres [13].

Les travaux entrepris sur l’ordre de Colbert améliorèrent l’installation matérielle du port de la Rochelle et en facilitèrent l’accès. Dès le 24 janvier 1665, un arrêt du Conseil avait enjoint aux officiers des amirautés "de visiter et faire sonder par personnes intelligentes et capables la profondeur des havres, rades et embouchures des ports et rivières et de dresser leurs procès-verbaux de bon ou mauvais état auquel ils se trouvent" [14]. A la Rochelle, le port, mal entretenu s’envasait. Ainsi était compromis l’avenir d’une rade qui passait alors pour posséder un bon ancrage, sous la protection des îles voisines et du promontoire de la Pallice. Aussi, pendant deux à trois ans (avril 1670-1672), travailla t-on à approfondir le chenal d’accès, extérieurement jusqu’à l’éperon rocheux qui marque l’entrée du port, intérieurement entre les deux tours, jusqu’à une profondeur de 5 pieds. Ces quais, négligés par leur propriétaire, le duc de Saint-Simon, étaient dégradés ou disjoints. Colbert les fit réparer aux frais du duc. Sur l’ordre de Du Terron, on les pava et on les munit de grues de déchargement. Une succession de cales et d’établissements privés, de dimensions inégales, gênait le mouvement des charrettes et des traîneaux. L’intendant de la marine prescrivit aux propriétaires de mettre ces cales et établissements "à hauteur et niveau des quais" (1671). Les angles des cales furent garnis de bois de chêne protègés par des bandes de fer contre les dégradations, au prix de 468 livres. Ce travail, confié à l’ingénieur Michel Duplessy, fut exécuté d’avril à septembre 1682. Le port fut dès lors méthodiquement aménagé. Une partie, les étiers ou fosses, fut réservée aux mâts des navires qu’on y laissait flotter, quand ils étaient désarmés, en attendant le départ. Auprès de là, les grandes Compagnies de navigation, celles du Nord, du Sénégal et de Guinée, eurent leurs établissements particuliers. Ensuite la grande et petite carène ou bassins de carénage, garnies de deux corps morts pour amarrer les vaisseaux, furent destinées à recevoir les bâtiments en réparation [15]. Le marquis de Thibouville, Laurent d’Herbigny, le célèbre rédacteur de l’Ordonnance de marine, et l’intendant Demuyn, successeur de Du Terron, réglèrent par une ordonnance du 30 juin 1676 la police du port de la Rochelle. Aux grands vaisseaux qu’on amarrait debout et arrière fut réservé le côté appelé Grande Rive, depuis la tour de la Chaîne jusqu’au quai de la Poterie, ainsi qu’un des côtés de la Petite Rive depuis la première cale jusqu’au bord de l’étier. On réserva aux petits bateaux et aux barques chargées de bois de chauffage et de denrées le quai de la Grande Rive, depuis le pont Saint Sauveur jusqu’au Poids le Roy (la Douane actuelle). Les autres bâtiments durent s’amarrer au milieu du port sur des corps-morts et des anneaux flottants [16]. Oléron ne fut pas oublié. L’intendant Demuyn reçut en 1680 l’ordre de mettre le port de Saint-Denis, dans cette ile, en état de recevoir les barques de 60 à 80 tonneauv [17]. Quant au port de Saint-Martin-de-Ré, il avait sa flotte qui comprenait, en 1664, 2 vaisseaux, la Marie 45 à 50 tonneaux et le Saint-Martin de 90 tonneaux [18]. Il ne semble pas qu’on y ait exécuté des travaux spéciaux.

Le grand port de l’Aunis et ses satellites furent dotés d’une flotte marchande nouvelle, bien supérieure en nombre, en tonnage et en valeur à l’ancienne, dans l’espace de quinze ans. Colbert, dès son arrivée au pouvoir, a conçu le projet de ranimer les constructions navales en France. Il partage l’avis de l’ingénieur Clerville qui jugeait fort pernicieuse notre coutume « de fréter les navires hollandais, au lieu d’en bastir nous-mêmes » [19]. C’est pourquoi, il déclare en 1663 que le roi ne veut acheter aucuns vaisseaux étranger, aimant mieux « en faire construire » [20]. Le 5 décembre 1664, un arrêt du Conseil établit donc un système de primes « en faveur des marchands et de tous autres qui feront bâtir ci-après des vaisseaux » sur les chantiers nationaux. La prime était de 5 livres par tonneau pour les bâtiments de 100 à 200 tonneaux de jauge, de 6 livres pour ceux qui dépasseraient 200 tonneaux. La moitié de la prime était payable lorsque la quille, l’étrave et l’étambot se trouvaient en place, l’autre moitié lorsque le vaisseau serait « avalé » à la mer, c’est-à-dire lancé [21]. Les arrêts du 7 septembre 1669 et du 24 octobre 1679 prorogèrent successivement l’octroi de ces primes destinées à encourager les constructions navales, principalement sur nos chantiers. Un autre arrêt, celui du 7 décembre 1669, admettait au bénéfice de ces primes les armateurs étrangers qui viendraient s’établir en France, et un dernier arrêt celui du 30 octobre 1670 exemptait de tout droit de douane les bois « propres à construire les vaisseaux » [22]. Un fonds annuel de 300,000 livres, destiné à payer les primes soit aux navires de construction française, soit à ceux qu’on achetait à l’étranger dans certaines conditions, fut institué et réparti par les soins de six commis, qu’on établit à Rouen, à Nantes, à Bordeaux, à Narbonne, à Marseille et à la Rochelle [23]. En 1672, Colbert du Terron est chargé d’en surveiller la distribution à la Rochelle et en Saintonge [24].

Cette sollicitude était de nature à ranimer nos constructions navales, d’autant que Colbert ne négligeait rien pour doter nos ateliers des meilleures méthodes techniques, qu’il faisait étudier dès 1663 et 1664 par ses agents en Angleterre el surtout en Hollande, le pays où les chantiers étaient parvenus au plus haut degré d’habileté. Il y faisait enrôler à prix d’or les meilleurs techniciens ou charpentiers tels que Rodolphe Gédéon pour Toulon, Jean de Wert pour les chantiers de la Seudre. Ces hommes étaient les rivaux de nos maîtres charpentiers les plus réputés, tels que les deux Hubac qui furent autorisés en 1671 « à bastir pour les marchands » [25]. À Rochefort avant 1669, du Terron avait fait engager 14 charpentiers hollandais et il en loue à l’année 40 autres, qui devaient travailler à côté de charpentiers flamands et anglais [26]. Il reçut aussi l’ordre de stimuler l’activité des constructeurs à la Rochelle, où les chantiers prirent un développement jusque-là inconnu. La correspondance de Colbert montre qu’il comptait en particulier sur le concours de la Compagnie du Nord, dont le siège principal se trouvait au chef-lieu de l’Aunis. fin 1669, il parvient à lui faire établir des magasins, une forme de radoub et un atelier pour construire des vaisseaux, atelier « fort commode et bien pratique », où devait travailler, en 1669, un personnel de 43 ouvriers ou maîtres charpentiers. Pour former les 30 ouvriers français, Colbert avait fait recruter pour le compte des armateurs rochelais, directeurs de la Compagnie du Nord, un maître et 12 compagnons charpentiers en Hollande [27]. En effet, on trouve, soit, dans les registres catholiques de la paroisse Saint-Nicolas, soit dans ceux de l’église protestante de la Rochelle, les noms des membres d’une petite Colonie néerlandaise de charpentiers et de voiliers originaires de Saardam ; Pierre Jansen Roos. Jean Spars, Pierre-Jean Bosc, Martin Morete, Pietre Jansen, Girard Petersen, Antoine Jacobsen, Gerartsen Plemp, Martin Gerartsen Plemp, Corneille Petersen, Aelf Martensen, qui semblent avoir été placés sous la protection d’un des directeurs de la Compagnie du Nord, le banquier Henry Tersmilten, homme de confiance de Colbert [28], Un de nos agents à Amsterdam, Pélicot, avec l’aide d’uu marchand hollandais, Diick Duisent, s’occupait avec zèle de recruter ces ouvriers, qu’on engageait moyennant de hauts salaires. Un maître charpentier « fort expert » recevait 100 livres par mois, monnaie de France ; les simples charpentiers « bons ouvriers » gagnaient mensuellement 45 livres ou même 50 livres. De 1660 à 1671, on dépensa 18,591 livres pour attirer des charpentiers et des cordiers de Hollande. Le grand ministre ne se préoccupait pas moins des fournitures des chantiers. Par l’entremise de ses agents en Hollande, en Suède, en Prusse, dans les provinces baltiques, et par celle de la Compagnie du Nord, il s’efforçait de les doter à prix, raisonnable et en abondance de bois, de poix, de goudron, de cuivre, d’ancres, provenant de l’Europe septentrionale [29], en même temps qu’il essayait, de les pourvoir des bois des Pyrénées, des chanvres d’Auvergne, du brai et de la résine de Gascogne.

On ne peut déterminer d’une manière précise le nombre de bâtiments de la flotte marchande rochelaise qui furent construits sur les chantiers de la Rochelle. Les registres de l’amirauté ne sont pas assez explicites à cet égard. Pour quelques-uns seulement on sait qu’ils provenaient des chantiers rochelais, notamment le Chat (260 tx), qui appartenait à la Compagnie du Nord. Mais, contrairement à ce qu’on avait constaté en 1664, on voit qu’en 1682 plus de la moitié des bâtiments de la flotte marchande rochelaise sont de fabrication française ; les registres n’indiquent pas d’une manière plus précise le chantier d’origine. En effet, sur un effectif de 92 navires qui constituent cette flotte à l’époque de la mort de Colberl, 53 ont été construits en France ; presque tous les navires inférieurs à 100 tonneaux sont dans ce cas, mais, ce qui prouve la renaissance de notre construction, nos charpentiers se sont montrés également capables de lancer des vaisseaux de plus fort tonnage.

Parmi les 53 navires de construction française que possède la flotte de la Rochelle, 23 sont supérieurs à 100 tonneaux. Le plus considérable, les Armes-de-la-Compagnie-du-Nord, qui jauge 400 tonneaux, est dans ce cas, de même que la Charente (150 tx), autre navire de cette Compagnie, que l’Auguste-Honoré (180 tx), que le SaintAntoine (150 tx), que le Grand Monarque (150 tx), que l’Etoile-d’Or (150 tx), que les Armes-de-France (170 tx), que l’Honoré (160 tx), que le Soleil-d’Afrique (300 tx), que la Paix (150 tx), qui appartiennent à des armateurs particuliers. 35 bâtiments seulement sont sortis des chantiers étrangers [30].

Colbert, en effet, n’avait pas exclu la possibilité d’acheter des navires au dehors, toutes les fois que les armateurs le jugeraient indispensable. Il avait alloue, par l’arrêt du Conseil du 5 décembre 1664, une prime à ceux qui achèteraient à l’étranger des navires supérieurs à 100 tonneaux, se bornant à réduire celte prime à 4 livres par tonneau, tandis que les bateaux de construction française bénéficiaient de la prime de 5 et de 6 livres ; la fraude s’exerça, semble-l-il, sur ce point [31]. Un bon observateur signale, en effet, des contrats de vente simulés par lesquels des armateurs peu scrupuleux parvinrent à toucher la gratification officielle de complicité avec des étrangers [32]. Rien ne permet d’ailleurs de savoir si cette supercherie fut pratiquée à La Rochelle.


Voir en ligne : Enquête sur les navires rochelais en 1664


[1Les sources de ce travail, pour la majeure partie jusqu’ici restées inconnues, sont : 1° A Paris, les manuscrits de la Bibliothèque nationale ; Cinq Cens de Colbert, T. CXC1V ; les Mélanges Colbert, volumes CXI à CLXXVI bis (correspondance ministérielle). — Ms. français 7844. - Aux Archives nationale , le fonds de la Marine B² 1 à 49, 82, 214, 235-37, 130 (correspondance ministérielle) , B7, 53, 52 ; B8 44 ; — Aux Archives départementales de la Charente-Inférieure, série B, 203 à 236, 300 à 371 (reg. d’amirauté, juridiction consulaire) ; (C, 136, 141, intendance) ; E, 37 à 55 (registres protestants), 676 : Arch. mun. (registres protestants) ; — Bibl. municipale, fonds Jourdan (notes mss. sur les familles rochelaises) ; — Arch. munic, (registres des paroisses de l’Eglise réformée) — Bibl. munic. de Poitiers, manuscrits, notamment n° 323 à 327, 389-407 ; — Recueils de documents, Corresp. de Du TERRON, 1672-1673, relative à Rochefort, p. p. C. DELAVAUD, Arch. hist. Saintonge, t. XI, p. 247 et suiv. ; — Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, p. p. DEPPING, t. 111. — Lettres, mémoires et instructions de Colbert, p. p. P. CLÉMENT, 7 vol. in-8" ; — Inventaire des registres de la jurade de Bordeaux, t. 111, in-4°. - Les ouvrages d’ensemble et les monographies utilisés sont cités au cours de ce travail, dans les notes.

[2Mémoire sur l’augmentation du commerce du royaume (1674) dans Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, p.p. P. CLÉMENT (t. VII, p. 265).

[3Enquête de 1674 (Cinq Cents de Colbert, t. CIXCIX. fol. 1 et suiv., 37 et suiv.).

[4Procès-verbal d’enquête sur la marine rochelaise, 1664, ci-dessus cité.

[5Dessin et légende dans Ch. DE LA RONCIERE, Histoire de la marine française, t. V, p. 464.

[6Procès-verbal d’enquête de 1664.

[7Lettres de Colbert, III°, p. 10.

[8Correspondance dans les Mélanges Colbert ; celle qui est relative à Rochefort pour 1672-1673, publiée par C. DELAVAUD, Arch. hist. Saintonge, t. XI.

[9Instructions du 13 mai 1671, Lettres de Colbert, t. 111, p. 277. — Voir PASSERAT, thèse latine, 1909.

[10LA RONCIERE, op. cit., t. V, p. 408.

[11Arch. Marine, B2 130, fol. 49, nomination de Lagny.

[12Correspondance de Du Terron avec Colbert, 25 avril 1669. (Mélanges Colbert, 1. CLI bis. fol. 844.)

[13Arrêt du Conseil 1689 (Arch. dep. Charente-lnférieure, B 220). — G. MUSSET, La Rochelle et ses ports, 1890, in-4°, p. 153.

[14Arrêt du Conseil 24 janvier 1665 (Arch. dép, Loire Inférieure, C 674).

[15Arcère. Histoire de la Rochelle et du pays d’Aunis, in-4°, t. II, p. 456, 476. — JOURDAN, Ephémêrides de la Rochelle, in-8°, 187 C, p. l32. -— MUSSET, op. cit., p. 32 38.

[16Ordonnance du 30 juin 1676, portant règlement sur le port de la Rochelle (Arch. dép. Charente-Inférieure, B 220).

[17Colbert à Demuin, 8 décembre 1680 (Arch. nat., Marine, B² 42, fol. 429).

[18Procès-verbal d’enquête de 1664 (Cinq Cents de Colbert, t. CXCIX, fol. 33).

[19Clerville à Colbert, 18 mai 1663, dans Corresp. admin., p. p. DEPPING , (t. III, p. 337).

[20Corresp. Colbert, septembre 1663 (Arch. nat., Marine B² 2, fol. 72).

[21Arrêt du Conseil du Commerce, 6 décembre 1664 (Arch. Charente-Inférieure, B 219).

[22Arrêt 1670, ibid.

[23Ibidem, et B. 220

[24Colbert à Du Terron, 26 octobre 1682 (Corresp. admin., t. III, p. 399).

[25La Roncière, op. Laud., t. V, p. 315. Corresp. de Colbert, 1663, 1666, 1669, 1671, 1682 ( Arch. nat. Marine, B², 2, 5, 9, 13, 14, 46).

[26Correspondance de Colbert avec Du Terron et Pélicot (à Amsterdam), 1669 (Mélanges Colbert, t. CLII, fol. 96, 156, l. CLIII bis, fol. 868).

[27Correspondance de Colbert avec les directeurs des Compagnies du Nord et des Indes Occidentales, 1669 1670 (Arch. nat. Marine B² 52, fol. 606 ; B²11, fol. 15 ; B² 12, fol. 360. 496, 507) ; — Avec Du Terron, Mélanges Colbert, t. CLIII, fol. 92.

[28Registres protestants de la Rochelle, 1672 juillet. - Registres catholiques, paroisse Saint-Nicolas, 1672 mai (Arch. dép. Charente-Inférieure, E 676, supplément).

[29Correspondance de Colbert avec Rousseau et Pélicot, 1669-1671, précitée.

[30Arch. départ. Charente-Inférieure, B. 235, (1683).

[31Arrêt du Conseil du Commerce, 5 décembre 1664 , dans l’Inv. reg. Juradc Bordeaux. III, 428 432.

[32Mémoire de M. de La Hestroy, lieutenant-général d’amirauté (1668), n° 394 Mss, de Poitiers,

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