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L’enseigne d’un fourbisseur, au XVIIIème siècle, à La Rochelle

jeudi 4 juillet 2013, par Michel Pétard, 2507 visites.

L’enseigne, élément de culture matérielle et singularisation professionnelle.

Rares sont les enseignes évoquant les corporations du XVIIIe siècle qui nous soient parvenues ; et pour cause leur exposition permanente aux injures du temps : si celles métalliques suspendues en potence aux façades des boutiques sont encore bien représentées dans les musées ; celles réalisées en bois ou autres matériaux périssables demeurent l’exception, d’où l’intérêt particulier du spécimen examiné ici et qui plus est concerne le métier de fourbisseur d’épées, unique témoin semble-t-il de cette corporation industrieuse qui nous soit connu. Grâce à la qualité du discours peint, nous pouvons prétendre à un décryptage de l’œuvre et de l’histoire qu’elle expose.

En bas de cette page, un diaporama montrant les détails de cette enseigne.

 Le support physique

Il est constitué de six planches de bois résineux assemblées pour une lecture horizontale et dont les dimensions actuelles ont été ramenées à 199 cm de largeur sur 95 cm de hauteur. En effet, un important travail de vrillettes aggravé par l’humidité a justifié un ancien dépositaire du panneau à le rogner lourdement et inégalement d’environ 35 cm sur sa largeur et de 5 cm sur la hauteur ; l’analyse de la composition picturale et des lois de la symétrie en prenant le centre du blason pour référence et la distribution des éléments du décor et du lettrages, nous amène à constater un manque de 30 cm en partie gauche, de 5 cm en partie droite et autant en partie haute. Les dimensions originales devant être approximativement de 234 cm sur 100 cm. Quant à la couche picturale appliquée elle est composée de pigments à l’huile, et laisse apercevoir dans ses défauts un enduit d’impression brun-rouge.

 Positionnement de l’enseigne

Cette question portant sur l’emplacement du panneau demeure problématique mais peut admettre deux propositions : soit un positionnement mobile articulé horizontalement, soit un emplacement fixe. Éliminons d’emblée la suspension en potence pour une évidente raison de dimension. D’ailleurs, ce système d’enseigne saillante reconnu dommageable à la circulation publique sera interdit par une ordonnance de police datée de 1761.

La première hypothèse est indissociable de l’antique échoppe encore très présente au XVIIIe siècle notamment dans les provinces, et qui se caractérise par une façade ouverte sur la rue avec une porte d’entrée jouxtant un large appui maçonné. L’occlusion de cet espace marchand étant assurée par des volets articulés verticalement ou horizontalement ; dans ce dernier cas l’abattant inférieur s’étale sur l’appui tandis que le volet supérieur se relève et découvre sa face peinte au regard des passants.

La seconde hypothèse qui emporte notre conviction est celle de l’enseigne fixée à demeure et en bandeau au-dessus d’une devanture vitrée telle que nous la connaissons dans nos villes actuelles. Notons par ailleurs que ce type de boutique à vitrine fermée sécurisante est plus conforme à ce genre d’industrie travaillant et proposant des articles souvent onéreux, c’est du moins ce qu’illustre justement la planche de l’Encyclopédie consacrée à l’art du fourbisseur d’épée. Mais cette exposition permanente du panneau de bois peint aux intempéries rendait sa conservation problématique sans la protection d’un auvent ou d’un relief saillant de la façade.

 L’œuvre peinte

La facture de cette composition témoigne d’une maîtrise artistique inhabituelle pour le genre car les rares enseignes peintes qui nous sont parvenues accusent le plus souvent une naïveté relevant de la médiocrité. Ici, la touche très réaliste chargée de tous les critères académiques révèle un apprentissage classique qui soutient la comparaison avec les ouvrages d’inspiration religieuse ou mythologique du temps sans pour autant atteindre la virtuosité. Nous observons ici que le peintre, anonyme, a parfaitement appréhendé les aspirations du commanditaire dans ses indications, savoir : la situation géographique de l’établissement, la place de la ville qu’ exprime le blason central et sa devise,et la présentation de la marchandise proposée qui est scrupuleusement reproduite sur pièces ; quant aux petits génies jouant parmi les objets contondants, allégories des arts et de l’industrie, ils atténuent par leur bienveillante présence le message viril du panneau. Enfin, le bandeau inférieur identifie et célèbre la qualité du propriétaire dont la prospérité supposée est exprimée par la richesse de son enseigne.

 Les corporations

L’exercice du commerce et des métiers dans une société organisée implique des règles édictées par un pouvoir : ordonnances, lettres patentes ou édits royaux. Ce cadre précise donc des limites de temps, de lieu, ainsi que les conditions techniques et fiscales dans lesquelles le professionnel peut pratiquer son industrie, son art ou son négoce. Au terme de ces édits, les corporations sont divisées en ordres d’arts et métiers, ceci dans une trentaine de villes seulement, certaines comme la Rochelle bénéficiant de règles et privilèges spécifiques. Nous apprenons que d’après les statuts de cette ville en 1631, les fourbisseurs d’épées figurent dans un quatrième ordre auprès des maréchaux (ferrants), éperonniers, arquebusiers, horlogers, serruriers, couteliers, armuriers, quincailliers, pintiers et poèliers : cette catégorisation variant dans le temps. Ce système des corporations et maîtrises industrielles sera aboli par le ministre Turgot en 1776 mais rétabli quelques mois après sa disgrâce moyennant d’importantes évolutions ; il sera définitivement supprimé par le décret de la Constituante du 13 février 1791.

 Fourbisseurs et maitres

« ... Se dit de l’artisan qui fourbit et éclaircit les épées, qui les monte et qui les vend. » Cette définition expéditive de Savary des Bruslons datant de la fin du XVIIe siècle résume exagérément les statuts très anciens des fourbisseurs. Un règlement du 18 août 1590 édicté par le corps de ville de la Rochelle érige en « maîtrise-jurée » ce métier et nous informe qu’il compte alors douze maitres en activité dans la cité : ce texte plus explicite les autorise « à vendre et garnir, à l’exclusion des couteliers, toutes sortes d’armes pointues et tranchantes comme, dagues, coutelas, pertuisanes, hallebardes, fers de lances ou de piques, en un mot tout harnois de guerre, et à forger gardes et pommeaux d’épées seulement... » Leur patron était St-Jean Baptiste (décapité à l’épée) et leur bannière « d’azur à une garde d’épée d’or ».

Ce même blason persistait en 1700 comme nous le démontre l’armorial général D’Hozier. Par contre St Éloi prendra le pas sur les bannières des métiers touchant la métallurgie dans tout le royaume. Ajoutons cette importante précision : le fourbisseur ne forge jamais les lames des objets contondants qu’il monte et garnit de fourreaux, mais les commande aux forges et manufactures spécialisées en France, ou en Allemagne le plus souvent. En outre, sont tolérées certaines sous-traitances fréquentes envers les graveurs, doreurs, ceinturonniers, estampeurs, fourreautiers, menuisiers et autres, afin de garnir la boutique et satisfaire une plus large clientèle, militaire notamment, et ceci malgré les règles et contrôles sourcilleux de la corporation ; l’évolution des statuts de 1776 donnera satisfaction à cet élargissement des prérogatives. Devenir maître implique au moins trois ans de compagnonnage pour l’apprenti et l’age minimal de 20 ans, l’inscription auprès de la jurande afin de présenter le chef-d’oeuvre qui représente la grande affaire de la vie du compagnon et qu’il doit préparer sous la surveillance des jurés. Si le chef-d’oeuvre est admis, le lauréat est élu maître et doit satisfaire à un certain nombre de contraintes fiscales et corporatives avant de pouvoir tenir boutique et prendre des apprentis. C’est donc le cursus traditionnel et obligé qu’a emprunté le maître Liér pour exercer son art et afficher son enseigne.

 Liér, maître fourbisseur

Peu fréquent dans la France du XVIIIe siècle mais très présent au Pays-Bas précédé du préfixe Van, le patronyme Liér se retrouve dans quelques actes rochelais, mais cette recherche superficielle reste à approfondir, car rien ne semble subsister permettant d’identifier la carrière de notre fourbisseur, ou sa localisation dans la cité. Connaissant l’intense circulation due au commerce maritime privilégié avec le Nouveau Monde, la prospérité de la ville est considérable et les tenants des corporations armurières doivent profiter pleinement et directement du passage des troupes à l’embarquement puisque leur clientèle est essentiellement composée d’officiers militaires, d’armateurs faisant la traite, de corsaires, de gardes-cotes, et de la milice bourgeoise. Et enfin d’une petite noblesse d’épée pratiquant la chasse et bien-sùr l’escrime. La richesse de l’enseigne de Liér atteste d’une aisance assumée.

 L’exercice de lecture

C’est de gauche à droite selon l’usage que nous renseignerons le panneau en décryptant méthodiquement son discours.

Si nous respectons la logique de symétrie, nous pouvons imaginer sans grand risque la présence d’une ou deux armes présentées verticalement sur la trentaine de centimètres manquants du côté gauche de l’enseigne en pendant de celles figurant sur le côté droit. En haut du coté préservé est accroché un hausse-col de laiton à relief bilobé estampé et doré, d’un modèle en usage jusqu’en 1767 ; il sera orné d’un médaillon d’argent aux armes du roi après cette date. Ce croissant métallique est l’insigne distinctif de l’officier d’infanterie en service et qu’il attache autour du col par un ruban de soie. À côté figure un cordon d’épée dit aussi dragonne qui se noue à la monture de l’épée et distingue selon la codification réglementaire un lieutenant. Cet effet de passementerie d’argent et de soie écarlate était assorti à l’épaulette du grade.

Au-dessous, le petit génie brandit une épée d’officier morphologiquement désignée « à la mousquetaire » de par son type de monture complexe. Cette arme portative à lame droite était dédiée exclusivement à l’escrime d’estoc.

En bas et à plat sont reconnaissables un couteau de vénerie à monture d’argent et poignée de corne, une épée à la mousquetaire de soldat en laiton poli d’un modèle règlementé en 1680 est encore en usage jusqu’en 1767 malgré l’apparition d’un modèle simplifié apparu vers 1748 que l’on distingue plus à droite et qui sera lui-même supprimé en 1767. Ce dernier se caractérisant par sa monture « à pontât simple » en laiton poli.

Accoté verticalement contre l’encadrement du blason central est peint un faisceau de cinq armes blanches : les deux spécimens superposés de gauche sont des épées dites « de société » du type à la mousquetaire, à lame triangulaire et monture d’acier ciselé à fusée filigranée d’argent doré. Au premier plan est représenté un sabre fantaisie d’officier militaire à monture argentée et branche articulée alors très prisé chez les officiers de grenadiers ou de dragons à partir de 1760 environ : la lame courbe à dos et tranchant est gravée de trophées et dorée. Au second plan à droite paraît une épée de sergent d’infanterie caractérisée par sa monture à la mousquetaire en acier noirci et fusée d’ébène cannelée en service entre 1750 et 1767. En arrière-plan nous distinguons les branches d’acier bronzé du panier d’un fleuret identifiable par la pointe émoussée de sa lame.

Le blason central : cet édifice ornemental à l’imposant encadrement de style rocaille est appuyé contre une muraille de moellons appareillés qui constituent le fond de la composition de l’enseigne et célèbre les armes de la ville de la Rochelle par son mobilier héraldique qui peut se traduire ainsi : « de gueules au vaisseau d’or habillé d’argent voguant sur une mer de sinople au chef cousu d’azur chargé de trois fleurs de lys d’or ». Ce blason fut conféré par Charles V en 1373 en récompense de la loyauté de la cité. Le bandeau flottant en chef de l’encadrement est inscrit de « servabor rectore deo » soit « dirigé par Dieu je serais sauvé » selon l’une des diverses interprétations. En partie inférieure du décor, le petit cartouche coquillé en creux est inscrit de « aux armes de la ville », ce titre constitue l’identité même de la boutique et justifie la large place réservée au blason dans la composition.

À droite du blason nous retrouvons un hausse-col et son ruban d’attache tandis qu’en dessous un petit génie examine sagement une épée de société à monture d’argent et fusée cannelée d’un type peu usité,mais dont la lame à étranglement est dite « colichemarde » déformation du nom de son inventeur le comte de Konigsmarck en charge d’un régiment du même nom entre 1 671 et 1688. Notons que le noeud de ruban fixé à la monture ne correspond à aucune codification et n’est peut-être qu’un lien harmonique entre les rubans azur des hausse-cols et le bandeau inférieur du panneau.

En haut à droite est exposé un ceinturon de vénerie armé de son couteau de chasse. Ce dernier garni d’argent et de corne nous laisse deviner la lame courbe dans son fourreau de cuir fauve. Le ceinturon à pendant est en cuir gainé de maroquin bleu piqué d’or et bordé d’un galon de passementerie de même métal ; son système de fermeture est dit à chape et crochet, la bande étant réglable par une boucle ardillonnée mobile.

En bas, posées au sol, des baïonnettes à douille destinées au fusil de soldat d’infanterie du modèle de 1728-1746.

À droite du panneau sont présentés debout des sabre d’officiers, celui à gauche dont la monture de laiton doré dite « à fleuron » est un modèle fantaisie à la mode entre 1750 et 1767 chez les officiers de grenadiers d’infanterie. Le sabre de droite est aussi un modèle usuel mais non réglementaire chez les officiers de cavalerie et de gendarmerie à partir de 1760 environ. Sa monture est d’acier poli à branche latérale articulée et fusée filigranée d’argent. Ces armes ne relevant pas des fournitures réglementaires sont acquises aux frais des intéressés auprès de l’industrie privée des fourbisseurs.

 Le bandeau inférieur

Celui-ci, bien que majoritairement identifiant, implique sa part d’inconnu de par l’absence de sa portion tronquée : le principe de symétrie suggère en effet que sur la trentaine de centimètres manquants à gauche figurait un début au texte conservé. La réponse se trouve vraisemblablement dans une ou plusieurs initiales d’un prénom que seuls des éléments d’archives permettront peut-être de découvrir.Ajoutons en outre que le choix d’une bande peinte en bleu au lettrage jaune n’est pas fortuit puisqu’ il ne fait que reprendre les couleurs du blason des fourbisseur d’épée de la Rochelle « d’azur à une garde d’épée d’or » qu’atteste l’armorial d’Hozier daté de l’année 1700. Les lettres capitales sont bien dessinées et affectent l’or par emploi d’un pigment jaune vif souligné d’un profil ombré.

 Datation relative de l’enseigne

Si l’identification précise du maître Liér reste à déterminer, son enseigne témoigne remarquablement de la singularité d’un métier au sein de la cité. Grâce à la compétence de l’artiste peintre contracté qui nous soumet par la précision de ses indications la vue d’objets rarement détaillés aussi justement et qui autorise par leur examen une datation pertinente de l’oeuvre peinte dans une fourchette de sept années soit entre 1760 et 1767. Sauf réemploi des planches de support seule une analyse de dendrochronologie serait susceptible d’affiner la datation à la saison près de l’abattage du bois employé.

 Sources et bibliographie sommaire

- Encyclopédie de Diderot et d’Alembert – l’art du fourbisseur-1751 à 1772.
- Dictionnaire du commerce- Savary des Bruslons - fin du 17° siècle (publié en 1723).
- L’art du coutelier –JJ Perret- 1771.
- La panoplie –JBL Carré -1783 (publié en 1797).
- Armorial général de France, ordonné en 1696 et publié en 1700 –Ch. D’Hozier vol.xxx1.
- Dictionnaire géographique et historique…- JJ.Expilly-1762 à 1770 –vol. 5.
- Ephémérides historiques de La Rochelle –J. B. E. Jourdan -1861.
- L’Enseigne – J Grand-Carteret -1902.
- Répertoire d’arquebusiers et de fourbisseurs…- P Jarlier -1981.
- Des sabres et des épées – tomes 1 à 3 –M Pétard -1999 à 2005.

etc…

Situation actuelle de l’objet de cette recherche : Musée du Nouveau Monde,
10 rue Fleuriau, 17000, La Rochelle.

Avec mes remerciements à Madame Annick Notter, conservatrice en chef du musée,qui a autorisé les prises de vues du panneau.

Michel Pétard, historien du costume de guerre.

Portfolio

Messages

  • Merci Michel !

    J’ai trouvé récemment un portrait d’un officier français avec un hausse-col du type de ceux présent sur cette enseigne.
    Et dire que M. Malraux pensait qu’elle était anglaise ! Alors que l’on en trouve en contexte archéologique français du XVIIIe siècle chez nous, au Canada ! Sans dire un morceaux dans la collection de notre ami Ledoyen et un autre en forme de relique au Musée de la Civilisation de Québec, longtemps chez les Ursulines de cette ville.

    Bien amicalement, au plaisir de votre prochaine visite à Montréal.

    Emmanuel Nivon
    Montréal CANADA

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