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1844 - 1851 - Les colonies agricoles en Charente-Inférieure : présentation du thème

jeudi 18 novembre 2010, par Freddy Bossy, 1189 visites.

Plan général de cette étude Références et bibliographie

Cette présentation par Freddy Bossy nous fait plonger dans un passé récent (150 ans) et ravive la mémoire d’une dure réalité : celle des enfants abandonnés.

à la mémoire de mon arrière-grand-mère Célina,
née en 1857 à Chenac d’une domestique et de père inconnu

« … Voir enfin la douleur vraie, la peine lamentable de ces gosses courbés sur les champs de betteraves. L’hiver et l’été, ils les travaillaient. Ils les parcouraient lentement, leur vivacité retenue au sol par leurs sabots embourbés ; leur jeunesse et tous ses charmes vifs étaient pris dans l’argile comme une nymphe dans l’écorce. Ils avaient froid sous la pluie et sous le regard glacé du chef d’atelier, immobile et droit au milieu d’eux. C’est par eux que la Colonie souffrait. »
Jean Genet

Présentation

Le 19e siècle se révèle obsédé par le nombre d’enfants trouvés, abandonnés, orphelins, mendiants, vagabonds, et délinquants (ayant commis des délits mais acquittés en fonction de leur jeune âge  [1]. Ces petits malheureux sont la conséquence immédiate de la paupérisation de la classe ouvrière et de l’urbanisation ; ils sont le reproche vivant, la mauvaise conscience des notables qui se sentent menacés dans leurs biens et dans leur confort. C’est aussi que l’État dut apprendre à gérer la « charité » publique, aux mains de l’Église jadis : la référence sera le décret du 19 janvier 1811 [2], qui restera en vigueur jusqu’en avril 1943.

Il y avait urgence : une estimation de 1801 donne 63 000 enfants trouvés en France ; 1815 : 84 559 ; 1833 : 127 507 – non comptabilisés les orphelins [3] ; par la suite leur nombre décrut. Et ils coûtaient cher : « L’éducation de cent trente mille enfants trouvés est fort dispendieuse ; elle coûte aux administrations publiques plus de dix millions par année » [4].

Sous l’Ancien Régime, la situation était tout autre : à la suite de saint Vincent de Paul, l’enfant abandonné était l’image de Jésus dans la crèche. Les enfants légitimes abandonnés étaient bien plus nombreux que les illégitimes, notamment en période de crise et de disette : il s’agissait de parents qui, ne pouvant nourrir leur famille, la confiait à l’assistance pour quelques années [5]. On se souvient que Jean-Jacques Rousseau plaça ses cinq enfants aux Enfants-Trouvés : « Je choisis pour mes enfants le mieux ou ce que je crus l’être ; j’aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l’ont été » (Les Confessions).

Comme on croyait beaucoup, ou feignait de croire, à la vertu civilisatrice et morale des travaux des champs, l’idée qui domina, enrichie des expériences belges et hollandaises, fut d’organiser l’éducation, la moralisation, et l’insertion de ces enfants dans le monde rural. L’idée n’est pas nouvelle : en 1671, le subdélégué de Bazas proposait « de placer dans les ménages des landes qui manquent de bras, non pas les mendiants vagabonds et paresseux par nature, mais les troupes d’enfants de 7 à 12 ans qui les suivent, ainsi que les enfants exposés [6] dont regorgent les hôpitaux, tout cela noyau de colonies agricoles » [7] – le mot est lâché.

Il y avait à cela deux autres raisons : on n’avait plus sous les yeux, dans les rues ou les tribunaux, ces enfants déshérités – parmi eux, nécessairement, les rejetons illégitimes de ces mêmes notables – ; et les campagnes qui se vidaient seraient ainsi repeuplées avec une main d’œuvre à peu près gratuite (l’État pourvoyait aux besoins des enfants assistés jusqu’à 12 ans, âge auquel on était censé gagner sa vie, et les colonies étaient supposées vivre en autarcie). De grands propriétaires cédèrent des domaines entiers, par charité chrétienne certes, mais aussi dans l’espoir de les voir défrichés, pour que soient établies ces « colonies agricoles » [8].

Dans la réalité, ces théories eurent un résultat bien différent : presque toutes furent déficitaires ; 2 % seulement des terres allouées furent défrichées ; des problèmes – prévisibles – liés à la promiscuité apparurent très vite, engendrant des violences entre adultes et enfants, et entre les enfants eux-mêmes ; ceux-ci suivent souvent la progression inévitable de la délinquance et se retrouveront en prison centrale [9] ; rebutés par les travaux agricoles éreintants, non gratifiants, qu’ils avaient endurés, très peu de jeunes acceptèrent la vie à la campagne qui, pour eux, restait synonyme d’âpreté.

Ces établissements, quels qu’ils soient, n’offraient aucune chance de promotion sociale : ils sont des viviers de domestiques, valets de ferme et gens de maison. La principale chance de « s’en sortir » était, pour les garçons, de s’engager ou de « se vendre » comme remplaçants de conscrits ; d’ailleurs les directeurs, comme tuteurs, avaient la possibilité de les « remettre au Ministre de la Marine » et de les faire embarquer comme mousses dès l’âge de 12 ans [10]. C’était une volonté délibérée que de n’offrir aucun avenir à ces enfants issus « du vice et du péché » : « Il est d’une haute moralité que le préjugé défavorable, attaché à leur naissance illégitime, ne soit pas entièrement détruit. La condition la plus humble, compatible avec un bonheur réel, est donc ce qui leur convient le mieux, parce qu’elle les expose moins qu’une autre à des blessures de vanité et d’amour-propre » [11] ; le frère Félix Lemasson, dont la petite colonie du Médoc semble pourtant exemplaire et dont nous reparlerons, écrit également : « L’éducation ne saurait faire leur bonheur : je veux éviter le déclassement, et je crois qu’il serait impolitique et plus nuisible qu’utile à ces enfants eux-mêmes de les faire sortir de leur condition, ce qui arriverait infailliblement si on leur enseignait la grammaire et tout ce que peuvent faire apprendre à leurs enfants les bons cultivateurs »  [12].

Voici des chiffres, à titre d’exemple : sur les 648 colons sortis de Mettray [13] au 31 déc. 1850, 163 étaient militaires ; 22 seulement avaient une vie de famille, ce qui est peu ; 9 % avaient récidivé, ce qui est beaucoup. Au 31 déc. 1854, 301 jeunes de Mettray sur 1 040 avaient préféré être ouvriers dans l’industrie [14]. Des 33 enfants sortis de la colonie du Médoc en 1853, « aucun n’est ni fermier, ni métayer, ni exploitant à titre quelconque » : ils sont domestiques ou militaires, et apparemment un seul est marié [15].

Autre cause d’échec : l’hostilité sourde de la population paysanne, envieuse et obtuse, qui voyait d’un mauvais œil cette « mauvaise graine » dans son voisinage et était jalouse de cette « précieuse main d’œuvre gratuite : l’estomac à toute épreuve, à peu près infatigables, durs au froid et au chaud, sommairement logés, battus autant qu’on voulait », selon la formule de Marie Rouanet [16]. Et comme les propriétaires terriens qui accueillaient une colonie avaient de solides notions d’agriculture (assolements, amendements, etc.) et des rendements bien supérieurs à leurs voisins, ils furent accusés de sorcellerie ; un inspecteur écrit : « Ce qui se passe à la colonie St-Vincent de Paul [Médoc], par rapport aux succès de culture qu’on y obtient, contraste de la manière la plus frappante avec les essais malheureux tentés par d’autres défricheurs voisins. Ne réussissant pas dans leur imitation, ils disent qu’il [ : le frère Lemasson] est sorcier. » [17]

Il existe une abondante littérature, y compris des témoignages directs, sur ces questions dont tous les aspects ont été traités, et nous y renvoyons le lecteur ; d’ailleurs ce serait hors de propos d’y revenir. Mais qui se souvient de la colonie de Ronce en Charente-Inférieure et de Frère de Luc ? il ne semble pas qu’il existe autre chose que des mentions éparses dans divers ouvrages qu’il nous a paru bon de rassembler et d’accompagner de réflexions sur la réalité cachée des « colonies agricoles ».


[3Chiffres donnés par J.‑P. Méric, Les Colonies agricoles d’enfants trouvés en Gironde 

[4Terme & Monfalcon, Histoire des enfants trouvés, 1840.

[5Voir chiffres in Bardet & Brunet.

[6Abandonnés furtivement ; c’est l’origine du nom italien Esposito.

[7Cité par J.‑P. Méric.

[8Voir la liste en 1851 in Jurieu & Romand, Etudes sur les colonies agricoles, p. 292 :
http://books.google.fr/books?id=yYw...,M1

[9« … un de mes anciens camarades de Mettray qui avait su, notre aventure à nous tous, la pousser jusqu’à sa pointe la plus ténue : la mort sur l’échafaud qui est notre gloire. » (J. Genet, Miracle de la rose.) Jean Genet, né en 1910, qui connut toutes les phases de ce parcours du délinquant depuis l’âge de 13 ans, le formule plus loin sans ambiguïté : « Mettray s’épanouissait donc curieusement dans l’ombre lourde de la centrale de Fontevrault. La colonie était à 20 ou 25 kilomètres de la prison peuplée de costauds méchants. Elle exerçait sur nous un prestige dangereux. Le prestige des armoires à poison, des poudrières, des antichambres d’ambassade. » (ibid.) « J’ai rencontré des gosses dont le destin sera dêtre enfermés dans des centrales. L’un d’eux mit tant d’élégance hautaine à me raconter comment son meurtre lui valait 15 ans de réclusion que j’aurais rougi de le prendre en pitié ; je sentais que ce meurtre lui permettait d’être ce vers quoi tout en lui tendait : un dur parmi les autres. ( ) Ce goût d’être un marle était assez grand pour qu’il lui sacrifiât sa jeunesse et sa vie. » (ibid.) « Les gosses attendaient donc, enfin, de pouvoir commettre de vrais crimes. » (Notre-Dame des Fleurs.)

[10Il y avait même, à Mettray, un gréement de bateau à voiles en plein champ : « Autrefois il était mâté, gréé, avec des voiles et du vent, au milieu des roses et des colons (qui, tous, à leur sortie de Mettray, s’engageaient dans la flotte) y apprenaient, sous les ordres d’un ancien de la Marine, les manœuvres de bord ; quelques heures par jour, ils étaient transformés en mousses » (J. Genet).

[11Comte de Villeneuve-Bargemont, Economie politique chrétienne, Paris 1834 (cité par J.‑P. Méric).

[12Procès verbal de 1853 (cité par J.‑P. Méric). – « Les pères ont mangé du raisin vert, et les dents des enfants en sont agacées » (Jérémie, 31, verset 29).

[13La colonie de Mettray (Indre et Loire) fonctionna pendant un siècle ; sa principale caractéristique était l’absence de toute clôture :
http://www.afhj.fr/publications/ouv... ;.
Il est particulièrement intéressant d’opposer la vision officielle, arcadienne, de Mettray à la réalité décrite par Jean Genet (op.cit.) et analysée par Michel Foucault (Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris 1975).

[15J.‑P. Méric, op.cit. ; mais il faudrait des statistiques plus complètes. L’accès au mariage des enfants abandonnés au 19e s. a été étudié par G. Brunet & A. Bideau pour la région lyonnaise ; les chiffres révèlent que les hommes issus de l’Assistance se mariaient après 30 ans, 3 ou 4 ans plus tard que les enfants légitimes, et que les filles épousaient très souvent des hommes plus âgés, parfois veufs, après une naissance illégitime – ce qui en dit long (L’accès au mariage des enfants des hospices dans la région lyonnaise à la fin du XIXe s., in : Noms et destins des Sans famille, op.cit.). Ce que les statistiques ne disent pas, c’est la difficulté psychologique à transmettre un patronyme qui ne /se/ rattache à rien. Il est possible aussi qu’une des causes de ces célibats soit les habitudes homosexuelles qui étaient « la règle » dans les colonies, selon le mot d’Alexis Violet (op.cit.) et d’après tous les témoignages : « Le gosse que j’étais à quinze ans s’entortillait dans son hamac autour d’un ami : si les rigueurs de la vie nous obligent à rechercher une présence amie, je crois que ce sont les rigueurs du bagne qui nous précipitent l’un vers l’autre dans des crises d’amour sans quoi nous ne pourrions pas vivre. Le breuvage enchanté, c’est le malheur » ; « On fait d’abord l’amour par jeu, en camarades, pour jouir, puis vient la passion avec ses vices, avec ses cultes. » (J. Genet, Miracle de la rose.) Du temps de de Luc, les gamins réputés sodomites étaient expédiés à Ajaccio (d’après R. Santoni : La colonie horticole de St-Antoine, le bagne pour enfants d’Ajaccio sous le Second Empire) ; or – inconscience ou duplicité ? – c’était une des rares, peut-être la seule colonie où l’on fît cohabiter enfants et bagnards adultes.
Autre cause psychologique possible : l’abandon et le recueil d’un enfant annule les interdits matrimoniaux et repose la question de l’inceste. Sans famille connue, l’enfant se trouve dans la situation de pouvoir épouser sa sœur ou son frère de lait, ou dans la crainte de s’unir à sa sœur, ou à son frère, de sang. C’est suffisamment perturbant (ou attirant) pour expliquer l’abstinence.

[16Voir, beaucoup plus proches de nous, les témoignages des enfants réunionnais exilés dans la Creuse dans les années 1960 :
http://ecolesdifferentes.free.fr/RE...

[17Rapport de l’inspecteur de l’agriculture Petit-Lafitte, août 1856 ; cité par J.‑P. Méric.

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