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1839 - Le bagne de Rochefort

vendredi 21 février 2014, par Pierre, 4333 visites.

Le style est lyrique et largement suranné, mais le tableau du bagne livré par cet article est riche de renseignements : conditions de vie, vocabulaire, mœurs des habitants de cet univers impitoyable.
Le bagne de Rochefort a fonctionné de 1766 à 1854. Conçu pour accueillir 500 forçats, il en abrita jusqu’à 2 500, dans des conditions que nous trouvons aujourd’hui insupportables.

Source : La Mosaïque du midi - Toulouse - 1839

p 391

A propos du Bagne de Rochefort, voir aussi :
- Histoire des bagnes, depuis leur création jusqu’à nos jours : Brest, Toulon, Rochefort, Lorient, Cayenne, Nouvelle-Calédonie - Pierre Zaccone - Nota : Ce livre contient de nombreuses illustrations sur le thème du bagne.
- Les bagnes : Rochefort - Maurice Alhoy - Paris - 1830

Le bagne de Rochefort

Au commencement du XVIIe siècle, un vieux château que le roi Henri IIl avait donné à un de ses officiers , une chétive bourgade qui s’était formée dans les marais autour du manoir féodal, occupait l’emplacement où on a construit depuis la ville de Rochefort. En 1664, Louis XIV, pressé par les instances de ses ministres qui comprenaient de quelle grande utilité serait un fort militaire sur cette partie des côtes de la France, en ordonna la construction. On resta longtemps indécis sur le choix du lieu. Soubise attira d‘abord l’attention des commissaires royaux ; mais le duc ne voulut céder à aucun prix ce terrain qui lui appartenait. Les ingénieurs remontèrent le cours de la rivière, cherchant un autre endroit propre à l’exécution des projets du roi ; la petite ville de Tonnay-Charente, son agréable position, la profondeur de la rivière , son port déjà commode et très-fréquenté, plusieurs autres avantages réunis furent regardés par les ingénieurs comme autant d’élémens de succès pour l’entreprise dont ils avaient été chargés. On se mit à l‘ouvrage : les travaux étaient déjà avancés, lorsque le duc de Montmartre refusa de vendre Tonnay-Charente ; les établissemens qui avaient été commencés furent transférés à Rochefort.

En moins d’une année, le vieux château, le petit village, disparurent ; les marais furent desséchés, et quelques édifices s’élevèrent sur les bords de la Charente. On commença à creuser le port : les travaux que nécessita la création de la ville projetée furent prodigieux, et les dépenses immenses. Le génie militaire ne s’était pas encore créé, sous Louis XIV, les innombrables ressources dont il se sert aujourd’hui pour triompher de tous les obstacles, et pour vaincre la nature elle-même. Néanmoins, les ingénieurs et les commissaires royaux, surmontèrent heureusement les difficultés du sol, et un an plus tard, les capitaines des navires étrangers qui vinrent prendre leur chargement de cognac à Tonnay-Charente, ne virent pas sans surprise, sans admiration, la ville qui s’était élevée, comme par enchantement, sur la rive droite de la rivière. On travaillait sans relâche, et Vauban entoura de fortifications l’enceinte de la nouvelle cité.
Fille de Louis XIV, la ville de Rochefort jouit encore de toute la grâce, de toute la fraîcheur de la jeunesse : c‘est une des villes de France, les plus propres, les plus jolies ; c’est la plus moderne, la plus régulièrement bâtie et la mieux percée : les rues sont droites, larges et bien pavées, et presque toutes se coupent en angle droit ; une d’elles qui sert de marché, et conduit à l’arsenal, est bordée de peupliers. Les maisons sont toutes bâties avec une élégante simplicité, mais elles sont en général peu élevées, ce qui les rend peu imposantes ; peu de constructions particulières attirent l’attention des étrangers ; les édifices publics sont grands et beaux. Au centre de la ville , est la Place d’Armes régulièrement carrée , bordée de chaque côté d’une double rangée d’ormes, dont la longueur est de deux cents pieds : on y remarque une belle fontaine, décorée d’un frontispice qui porte deux statues gigantesques dont le travail est médiocre. Elles représentent la Charente donnant la main à l’Océan. Plusieurs autres fontaines publiques reçoivent les eaux de la rivière, qui y sont conduites par une pompe à feu ; elles servent à l’arrosement journalier de la ville, et y entretiennent la propreté, sans laquelle Rochefort serait inhabitable.

Hors de la ville, et sur un terrain élevé où on arrive par une belle avenue, se trouve l‘hôpital de la Marine, formé de neuf bâtimens isolés qui s’alignent autour d’une vaste cour ; placée au centre, cette cour est fermée par une grille en fer reposant sur un parapet, bordé d’un large fossé, dont l‘eau se renouvelle à volonté. Les principaux bâtimens contiennent 1200 lits, distribués dans de belles salles parfaitement aérées. On remarque encore la belle rotonde de l‘amphithéâtre de chirurgie, le cabinet d’anatomie , la pharmacie et le jardin de botanique ; l’hôpital de la Marine est le plus beau bâtiment de Rochefort. La promenade des remparts est très agréable ; quoiqu’on n’y jouisse pas d’un vaste horizon , ni de la vue de la mer qu’on n’aperçoit pas, malgré sa proximité. L’École de la Marine renferme tous les grands établissemens , ateliers et magasins destinés à la construction, à l’équipement et à l’armement des plus gros vaisseaux de ligne. Les hangars ou chantiers couverts sous lesquels on construit les vaisseaux à trois ponts , étonnent par leur grandeur, leur élévation et leur légèreté ; les bassins de construction , par l’heureuse idée de forcer la mer à venir y chercher les vaisseaux. Le bâtiment de la Garderie est vaste, imposant par son étendue, et étonnant par la sévérité de son architecture : sa longueur est de 1,200 pieds , et sa largeur de 24. Le port de Rochefort est le troisième port militaire de France ; peu de ports ont une aussi grande profondeur ; elle est de vingt pieds à marée basse, et de près du double à marée haute ; les plus gros vaisseaux de ligne y sont à flot en tout temps. Plusieurs forts défendent l’embouchure de la Charente et en protègent les arrivages. De grands sacrifices ont été faits pour assainir Rochefort ; mais on n’y a réussi qu’imparfaitement ; malgré le dessèchement des marais, la stricte propreté de la ville, et l’abondance des eaux dont elle est pourvue , les mois d‘été y sont encore insalubres. En 1834, et pour essayer de diminuer la mortalité parmi les troupes , on a fait camper, pendant les grandes chaleurs, la garnison de Rochefort, sous des tentes, à une demi-heure de la ville ; le camp était placé sur la colline de Pijarre [1].

La ville de Rochefort dans son ensemble, surtout lorsqu’on l’aperçoit du bateau à vapeur, en arrivant de Saintes, offre l’aspect le plus riant et le plus varié ; les beaux arbres du jardin public , la tour du télégraphe marin, les mats des vaisseaux de ligne qui stationnent dans la Charente, les vastes chantiers de construction , charment la vue des étrangers : la propreté des rues, de longues files de maisons neuves, de jolies places , augmentent encore l’illusion. Mais tout-à-coup le regard est offusqué par des hommes coiffés du hideux bonnet rouge ; on frémit en entendant le bruit lugubre et presque cadencé des longues chaînes que les condamnés traînent dans leur marche pénible. Leurs traits sont livides, leur regard est sombre et presque menaçant ; leurs corps paraissent tombés sous le poids d’une précoce vieillesse ; ils inspirent à la fois l’horreur et la pitié : ces hommes, ce sont les galériens ou forçats.

Des gardiens connus sous la triste dénomination de gardes chiourmes, autrefois argouzins , sont préposés a la garde de l’infâme troupeau, toutes les fois que la chaîne sort pour le travail ; ils ont pour vêtement une informe capote de drap gris, et pour arme un briquet ou un bâton.

Lorsque, pour la première fois, on voit passer des forçats dans les rues de Rochefort, on se hâte de s’informer où est la sombre demeure de ces infortunés qui ont tout perdu , même l’espérance : allez au bagne, vous répondent les personnes que vous questionnez , allez au bagne ; vous y verrez la prison et le lieu de repos des forçats.

Poussé par le vif instinct de la curiosité, vous parcourez dans toute sa longueur la plus belle rue de Rochefort, pour vous arrêter devant un magnifique portail décoré d’emblèmes maritimes , sur la frise duquel vous lisez en grosses lettres : ARSENAL.

Vous vous attendez à voir le redoutable guichet s’ouvrir au premier signal ; mais la consigne est plus sévère à la porte de l’arsenal de Rochefort que sur les remparts d‘une ville assiégée ; avant d’entrer, il faut obtenir une permission du capitaine-commandant. Muni de ce laissez-passer , vous franchissez enfin la barrière ; un garde-chiourme se présente à vous, et, dans l’espoir d’une modique rétribution, il s’offre à vous servir de guide.

Devant vous s‘élève un moulin à planches dont les larges ailes sont presque toujours en mouvement ; à quelques pas plus loin , coule la Charente, sillonnée , d‘heure en heure, par des bâtimens marchands, et couverte très souvent de vaisseaux de guerre dont les hauts mâts dominent tous les édifices de la ville. La vaste étendue du port est occupée par divers bâtimens, par les chantiers, par les divers ateliers, par les navires en construction ; de distance en distance on aperçoit les forçats, les uns, occupés à divers travaux , les autres, allant et venant sous la conduite des gardes-chiourmes , sortes de démons , compagnons inséparables de ces damnés : à droite , est le bagne proprement dit ; il se compose de deux corps de bâtimens alignés et très spacieux ; ils peuvent contenir 2,400 condamnés ; mais le nombre des forçats est presque toujours moindre.

L’intérieur du bagne de Rochefort, dit M. Appert , est à peu de chose près comme celui de Toulon, excepté toute fois les localités flottantes, qui n’y existent pas. Le bâtiment est assez beau , mais on retrouve le vice principal des établissemens de ce genre, qui confond beaucoup trop de criminels dans une même salle : dans l’arsenal , les travaux sont moins compliqués qu’à Toulon.

Les récompenses journalières produisent un bon effet sur les condamnés, lorsqu’elles sont distribuées avec justice ; elles consistent dans la cessation de l’accouplement , dans l’emploi de fers plus légers, dans la distribution de postes plus doux, qui procurent quelque argent, en gratifications semestrielles , accordées par le conseil d’administration de la marine, aux déte— nus qui ont réuni à une bonne conduite le plus de zèle et d’aptitude pendant les travaux.

Les punitions de simple police autres que celles prévues par les lois sont :
- 1° Le retranchement du vin pour un jour seulement, excepté dans la saison caniculaire.
- 2° Le ramas, les menottes, le cachot, la souche et la garrette ;
- 3° La privation des douceurs accordées ;
- 4° La remise en couple pour un temps plus ou moins long.
Les fautes les plus ordinaires au bagne, sont : les vols, l‘insubordination , les tentatives d’évasion , les voies de fait envers les camarades, les déguisemens , l’altération des effets d’habillement , les trafics d’objets défendus , la confection d’outils propres à faciliter les évasions, les jeux de hasard , les lettres qu’ils appellent Circassiennes de Jérusalem ou pseudonymes, tendant à escroquer de l’argent à des individus crédules.

Le mouvement journalier de la chiourme est ainsi réglé au bagne de Rochefort.

Au coup de canon de la Diane, on commence à déferrer la fatigue et ensuite la consigne ; au son de la cloche de l’embauchée, la chiourme sort des salles ; la visite des fers et la fouille se font avec attention, et la chiourme est envoyée sur les travaux :

Le 1er mars , la chiourme rentre dans les salles à 11 heures et demie ; chaque homme reçoit sa ration de vivres.

A une heure un quart, la chiourme sort des salles et est renvoyée sur les travaux : elle rentre toujours une demi-heure avant la débauche des ouvriers.

Chaque homme reçoit à la rentrée du soir 48 centilitres de vin (la ration sans travail ne comporte pas de vin.)

Du 1er avril au 1er novembre , la chiourme sort des salles à une heure trois-quarts après-midi ; du 1er novembre, au 31 mars, la chiourme sort des salles à sept heures un quart, et rentre à trois heures du soir ; toujours une demi-heure avant la débauchée des ouvriers. La rentrée totale de la chiourme est annoncée par le son de la cloche ; alors, chaque sous-adjudant de garde fait compter les hommes de la salle ; cette mesure est nécessaire , et se fait à la rentrée du matin comme à celle du soir.

Au coup de canon de retraite, l‘appel nominal se fait dans les salles ; une heure après, les sous-adjudans, chacun dans sa salle donnent un coup de sifflet pour annoncer le silence, qui a lieu peu de temps après , et qui dure jusqu’au lendemain.

L’habillement des forçats du bague de Rochefort est déterminé par l’ordonnance du 5 février 1823, et le règlement ministériel de la même date. Pendant les le mois d‘hiver, le condamné porte un pantalon de drap rouge, une casaque de la même étoffe ; pendant l‘été, on lui donne deux pantalons de toile à la place de son pantalon d’étoffe ; il a deux chemises, une paire de guêtres, un bonnet et une vareuse pour l’hiver.

Lorsque les forçats sont mis en liberté, ils reçoivent un chapeau ciré, une chemise neuve, un pantalon , un gilet rond en drap brun, une paire de guêtres, une paire de souliers ; l’été , le pantalon est de toile au lieu d’être en drap. Après cette statistique si exacte et si fidèle de la vie du bagne, on ne lira pas sans éprouver quelque émotion le tableau de ses tristes habitans, vigoureusement tracé par M. Théodore Page, qui reçut mission spéciale de visiter les bagnes de France en 1827 et en 1828.

« — Un peuple hideux est sorti et s‘est formé de toutes pièces de l‘écume de nos sociétés ; il s‘attache comme une lèpre, à la civilisation moderne ; on en trouve des dépôts sur plusieurs points de nos frontières maritimes, où nos lois l’enchaînent et l’ont réduit à la condition d’un troupeau de bêtes de servitude. L’infamie est le lien social des individus qui le composent ; elle a brisé en eux la fraternité qui les liait à leurs premiers concitoyens, et leur a donné de nouveaux frères, une nouvelle religion , une nouvelle patrie ; car , au degré de l‘échelle sociale où ils sont tombés , l’infamie de tous n’est plus l’infamie de personne ; l‘âme qui les inspire est la haine des lois existantes , le désir de nuire à ceux qui s‘y soumettent. Ces hommes (puisque , malgré la flétrissure que leur imprime la société , ils sont hommes encore aux yeux de la nature), ont un nom commun ; on les appelle forçats ou galériens ; le bagne est leur patrie adoptive. Quand un voyageur vient visiter nos grands arsenaux maritimes, son oreille est tout d’abord frappée d’un bruit de chaînes lentement traînées sur le pavé ; ce bruit sinistre l’accompagne partout : sur les quais , sous les voûtes des édifices où s’exécutent les travaux du port, le cliquetis de la chaîne tombe en cadence avec le bruit du marteau qui brise la pierre ou de la rame qui fend l’eau ; puis, à chaque pas, il rencontre des hommes vêtus d’une manière étrange et accouplés deux à deux ; un lien de fer les unit, rivé par chacune de ses extrémités à la cheville de leurs pieds : des souliers informes, un pantalon en laine jaune , une chemise rouge bigarrée de jaune et marquée de numéros divers , un sale bonnet avec une plaque de plomb numérotée, tel est leur accoutrement ; et l’étranger qui s‘arrête devant le passage de ces bandes d’hommes enchaînés ne demande pas même leur nom à son guide ; il a reconnu les galériens , il a lu leur condamnation , travaux forcés, dans les deux lettres T. F. , imprimées sur le dos de de leur chemise. Un premier sentiment de pitié ou de douleur s‘éveille au fond de son âme, quand il voit le garde, chargé de ramener au parc ces êtres, accélérer leur marche avec le bâton , et, semblable au chien du berger qui rôde en grognant autour du troupeau , rallier par d’effroyables menaces ou par des coups le traînard qui s‘écarte des rangs ; mais, s‘il fixe un instant son œil sur toutes ces figure hâlées et bronzées, il frémit involontairement sous leur regard oblique et fauve ; sa pitié s’efface et fait place à la crainte ou au dégoût ; c’est que tous portent sur le front un stigmate de réprobation et de haine invétérée : c’est qu’il pressent instinctivement que cette horde de brigands au milieu même du châtiment qu‘ils subissent, ne cherche dans la nature entière que de nouveaux moyens , de nouvelles occasions de crime.

« — Une fatale destinée préside à la vie du galérien : au sortir de la cour d’assises, on le pousse vers nos ports, emprisonné dans une chaîne de fer qui lui serre le cou et la cheville du pied, et, par un embranchement latéral, lie le poignet opposé à tout le système ; arrivé au point de sa destination, ce premier et sévère lien est brisé ; on lui arrache ses vêtemens, dernier souvenir de la société qui le répudie ; il endosse l’uniforme dégradant du forçat. On lui jette au hasard un compagnon, qui doit partager sa chaîne, son sommeil, ses travaux , sa nourriture, son repos, son existence de tous les instans ; on le marie... épousailles étranges ! une chaîne de fer, rivée sous le marteau de l‘exécuteur, est la bandelette sacrée du mariage du forçat, un garde-chiourme est son dieu d’hyménée !... et alors, s’ouvrent devant lui les grilles du bagne. Savez-vous ce qu‘est le bagne ? un vaste édifice, dont l’intérieur est divisé en longues salles , au milieu desquelles s‘élève un double lit de camp : là, chaque couple trouve un anneau qui l’arrête comme un animal pris au piége, une boîte pour renfermer sa couverture, un espace de deux mètres carrés pour s‘étendre et dormir ; à la suite de ces galeries, une chapelle, un hôpital, puis, par dessous, d’autres galeries souterraines, des cachots humides et impénétrables. D’épais barreaux de fer en ferment toutes les ouvertures, de nombreuses baïonnettes en défendent l’approche, et, sur toutes les avenues de ce repaire redoutable, la société a braqué des obusiers chargés à mitraille pour y maintenir la paix. Le roi de cet empire est le commissaire du bagne ; son sceptre est un fouet ou un bâton , son armée le corps des gardes-chiourmes , organisé en compagnies ; ses sujets , au nombre de plusieurs milliers, sont le rebut de toutes les classes. C’est dans ce séjour maudit que vient se naturaliser le forçat. Si cette terre ne lui est point étrangère, ou, pour me servir du langage consacré des habitans, s’il est vieux fagot, il se voit à l’instant entouré, serré, embrassé, porté en triomphe par ses anciens compagnons ; il raconte ses courses vagabondes, ses hauts faits, sa gloire et sa chute ; il termine par une nouvelle méthode de tromper l’argousin. Mais si le condamné apparaît pour la première fois dans cette enceinte de bannis, si son nom n’y a pas encore été apporté par la renommée , s‘il est bois verd , en un mot , ou jeune fagot, il subit un interrogatoire , et on l’initie à la morale du lieu, morale brûlante comme un fer rouge , et dont l’horrible langage trouve le moyen d’éveiller un dernier rayon de pudeur au front même de l’homme qui a laissé toute honte sur la sellette des assises. Dans les enseignemens qu’il reçoit, tout remords s‘efface ; il prend confiance en lui-même ; la réprobation universelle cesse de peser sur son âme ; il trouve des amis, des frères, car, je le répète , l’infamie n’a pas de nom au bagne, et son âme se façonne et se trempe complètement dans cette atmosphère du crime.

L‘existence ne lui est point un fardeau : il a toujours une pierre pour reposer sa tête, un toit qui l’abrite contre l’injure des nuits pénibles de l’hiver ; une providence infaillible lui apprète chaque jour une nourriture simple, mais suffisante ; son travail, comme celui de l’esclave, est moins une fatigue qu’une distraction ; est-il malade ? la charité chrétienne lui ménage tous les adoucissemens de l’humanité ; une réunion d’hommes de son choix remplace pour lui l’intimité de la famille. Combien de paysans sont condamnés à une destinée plus âpre ! Que lui manque-t-il ? la considération publique ? mais la flétrissure a muré son cœur contre le regret de cette perte : la liberté ? c’est un trésor inestimable , mais l’imagination en rehausse le prix ; tous les hommes habitués à la vie claustrale dirent qu’il est bien facile de s’en passer. Le soir, quand il est rentré , il soupe , cause et badine , puis, au coup de sifflet d’un adjudant de chiourmes, il se tait et s’endort. C’est au milieu de ses ébats du soir qu’il faut étudier le forçat ; ses causeries sont des cours complets de vol et d’assassinat, le récit de forfaits inouïs, et tout cela fait d‘une voix rauque et sauvage , car il faut qu’elle traverse les aigres vibrations de la chaîne ; il n’y a que là qu’on entend des sons ou plutôt des cris de cette nature ; son badinage fait peur ; on craint toujours que du poids de ses fers il ne broie la tète qu’il semble caresser ; mais le lourd bâton du garde de service plane sans cesse sur lui et prévient tout dénouement tragique. Parfois, ces scélérats fameux s’apostrophent et engagent une conversation à tue-tête : ce sont les héros. La tourbe idolâtre se lève attentive ; l’assassin, le faussaire, le voleur de grands chemins , le suborneur atroce , se chargent tour à tour de peindre la société, sa justice et ses lois : l’affreux tableau que celui de notre monde pris du point de vue du bagne ! Si quelque grande image saisit l’auditoire , si quelque inspiration a éclaté capable de dissoudre tous les liens sociaux d‘une nation, un murmure profond et flatteur, des rires tels que nulle part ailleurs oreille humaine n’en entendit, un hosannah de l’enfer, emplissent l’air ; le bagne devient une serre chaude dont le souffle dévore le dernier germe de vertu.

« — La langue qu’on parle là a son dictionnaire et sa grammaire , argot dégoûtant, plein de comparaisons fangeuses, où étincellent aussi d’effrayantes métaphores, des onomatopées terribles.

« —Si le bagne était peuplé de crimes de courage, si tous ces démons se vouaient au désordre par un pacte sacré, le génie du mal qui s’appuierait sur eux aurait un pouvoir irrésistible : mais là tout est ignominie et lâcheté ; le fanatisme, la vanité, l’énergie abandonnent bien vite l’homme dans les chaînes ; la trahison mine tout, c’est le grand levier du gouvernement de leur chef. A l’aide de quelques primes offertes à la délation, il se tient au courant des plus sourds complots. L’esclave abruti que l’on nomme un forçat se borne à une existence rétrécie : il cherche à résister à l’action continuelle de longues privations. L’honnête homme , qui juge des mots du galérien par son imagination et sa propre sensibilité, ne voit pas tout ce que ces âmes émoussées savent se créer de ressources dans leur dégradation ; il résume d’un seul coup-d’œil les souffrances de toute une vie, les grandit, et son cœur se tort devant la réflexion : « Ah ! si j’étais réduit à cette misérable condition ! » Le forçat sent autrement ; l’abrutissement brise en lui la vivacité du désir ; le cercle de ses plaisirs et de ses douleurs est très petit ; pour lui, la pudeur et l’honneur ne sont plus une barrière ou un aiguillon ; les coups de bâton ne réveillent pas son orgueil, il ne les mesure qu’au taux de la douleur physique. Mais toute son apathie disparaît au flair d’une mauvaise action ; ses yeux sont des crimes ; il va quêtant sans cesse le conscrit ou le voyageur badaud, pour lui escamoter sa montre et son argent ; il s’agit de plumer l’oison, et alors il déploie une adresse et une activité prodigieuses : cependant, il ne résiste pas à la menace des coups de corde quand il est découvert ; le vol, au bagne, n’est qu’un délit de discipline. Quand un navire désarme, il faut les voir rôder par bandes aux environs, se précipiter comme des corbeaux sur les immondices que les matelots jettent en dehors : ils y déterrent des morceaux de cuivre ou d’acier. Si quelque malheureux chat tombe au milieu de la horde : « Tayau sur le griffon ! » et, en un clin d’œil, la pauvre bête est assommée , écorchée, mise en civet. Survient-il une grande catastrophe, l’âme du forçat , avide d’émotions fortes , s’élève et semble se purifier : on n’oubliera pas que quand Sidney Smith vint incendier nos vaisseaux à Toulon, ce furent les forçats qui sauvèrent l’arsenal. Pendant le choléra, au moment où la peur faisait oublier les devoirs les plus chers, c’était eux qui ramassaient et enterraient les cadavres ; ils jouaient avec la mort, et comme alors ils étaient l’objet de soins particuliers, dans leur reconnaissance diabolique, ils criaient : « Vive le choléra ! » Dernièrement, quand l’incendie du vaisseau à trois ponts le Trocadero, éclata à la porte de leur bagne et l’enveloppa d’un tourbillon de flammes, ils brisaient leurs chaînes comme du verre, couraient au danger, et mille témoins oculaires l’attesteront, laissaient bien loin derrière eux, pour le zèle et l’intrépidité, tous les ouvriers du port et les soldats. Nul d’eux ne s’est enfui, et, en général, l’évasion des forçats est assez rare : il ne leur suffit pas d’avoir franchi l’enceinte de l’arsenal, il leur faut de l’argent pour gagner un asile. Parfois, nos lois pénales leur donnent le spectacle d’un drame sanglant exercé sur eux-mêmes ; elles élèvent une guillotine dans l’intérieur du bagne, et tranchent la tête de quelque galérien au milieu de ses silencieux compagnons : c’est ainsi que l’on leur inculque le principe de l’inviolabilité du garde-chiourme.

— A l’expiration de leur châtiment, l’autorité leur donne 12 fr. pour se procurer un vêtement ; le pécule qu’ils ont amassé dans leurs années de captivité leur est payé à domicile. Mais le bagne est un tourbillon qui absorbe tout ce qui a mis une fois le pied dans sa sphère d’activité. Que fera le forçat libéré ? objet des craintes ou des dégoûts de tout le monde, il ne peut que rarement trouver du travail pour exister ; la société le force à la guerre , et il va de nouveau , entraîné par une force invincible, peupler le bagne, qui ne lâche que rarement sa proie pour longtemps.

« — Le mariage du bagne n’est point indissoluble : souvent, deux existences antipathiques se trouvent fixées à la même chaîne ; de là, d’effroyables haines, des querelles, des luttes qui aboutiraient à de sanglantes conclusions ; alors le divorce est prononcé ; d’autres unions se cimentent, le même lien étreint le vieux scélérat relaps et retors, et l’adolescent, novice encore au crime, dont les traits sont à peine dénaturés par l’atmosphère du bagne. Ces combinaisons sont les plus favorables : le contact de la faiblesse et de la force, de la fraîcheur de la jeunesse et des rides du crime vieilli, forme souvent un heureux couple.

« —Nulle femme n’entre au bagne : nulle, excepté la religieuse hospitalière qui s’est dévouée à toutes les agonies de l’humanité ; là, il y a des passions dont le nom seul tuerait la pudeur.

« — Quand une grave maladie saisit le forçat, un prêtre, l’aumônier de l’établissement, l’assiste dans ses derniers momens : s’il meurt, on l’enveloppe d’un linceul, mais la tombe ne recueille pas sa dépouille mortelle. La terre serait trop légère au banni de la société : son cadavre, étendu sur la pierre d’une salle d’anatomie, exerce le scalpel d’un étudiant en médecine.

« —Ainsi vit, ainsi meurt le galérien. »

Quel tableau effrayant ! quelles couleurs ! quelle énergie ! et pourtant le bagne est plus affreux encore qu’il n‘est possible de le dire. Lorsqu’on entre dans ses longues salles , infectes par les mauvaises odeurs de la nuit, mal éclairées ; lorsqu’on a compté les grabats avec leurs chaînes, on a la poitrine péniblement oppressée. Mais c‘est surtout pendant la nuit que le bagne est hideux. Figurez-vous deux salles très longues, chacune avec deux rangées de grabats ; 1,500 condamnés, le rebut, la honte de la société, couchés sur leurs lits de douleurs, ne pouvant faire le moindre mouvement sans être au même instant éveillés par le bruit de leurs chaînes ; quelques lampes suspendues de loin en loin, comme des torches funèbres ; deux portes de fer près desquelles veillent sans cesse les garde-chiourmes, cerbères placés par la justice humaine, sur le seuil de cet enfer, et vous aurez une faible idée du bagne de Rochefort [2].

Hippolyte Vivier


[1Guide du voyageur – France Pittoresque – Mémoire pour servir à l’Histoire de Rochefort ; par M. Thomas.

[2Le bagne, s’il faut en croire quelques chercheurs d’origine, vient de l’italien bagno, parce qu’à Constantinople il y avait des bains dans les prisons d’esclaves, auxquelles ont succédé les galériens.

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